Laurent Carle : Faire travailler les paresseux...
Comment faire travailler les paresseux ou comment les fabriquer :
travail, récompense et punition.
Dans sa dénonciation de la « fabrique de crétin(s) », Jean-Paul Brighelli se bat, courageusement, contre l’ignorance et la pédagogie à l’école, fléaux des temps modernes, délaissant, pour la circonstance, cet ancien combat de tous les jours contre la paresse. C’est pourtant ce danger imminent qui menace l’école, bien plus que l’ignorance, puisque beaucoup de jeunes enfants rechignent à accomplir ce travail scolaire ingrat, qui leur est présenté à la fois comme chemin d’accès à la connaissance et comme valeur morale suprême, bien supérieure à l’entraide, au partage, à l’esprit d’équipe, au don, à la générosité, à ce qu’on nomme l’intelligence du cœur.
Les Français, dont la semaine de travail est la plus courte d’Europe, demandent à leurs enfants, qui ont la journée d’école la plus longue, de travailler plus, pour sauver l’école en danger ! Sans succès et pour cause !
A part les esclaves, les forçats, les bagnards et les prolétaires surexploités, ceux qu’Eugène Pottier nommait les « damnés de la terre », je ne connais personne, en France, aujourd’hui, qui travaille spontanément et bénévolement, sans plaisir, sans aucun intérêt personnel et sans satisfaction narcissique d’aucune sorte, c’est-à-dire sans résultat visible immédiat, ou à court terme, à savoir, sans valorisation intellectuelle et sociale de son ego. Si, par urgence de sauver le bagne, on incitait ses pensionnaires à plus de travail, trouverait-on des forçats motivés et « dévoués à la cause » ? Pourtant, selon la doctrine scolastique, si souvent dénoncée par Freinet, l’écolier travaillerait uniquement pour travailler et pour se soumettre à une règle morale, du style « c’est gravé sur les tables des dix commandements de l’école ». En présence d’une insuffisance de travail, au nom de la LOI, le bon maitre punit les esclaves, les forçats, les prolétaires et… les écoliers. C’est donc que, comme les trois premiers, l’enfant à l’école ne travaille pas pour lui-même. En face, les adultes, employés du système scolaire, enseignants et autres professions qui travaillent dans et autour de l’école, ne sont pas les derniers à revendiquer, sinon du plaisir au travail, du moins des compensations financières et des journées fériées, ou l’inverse.
Pourtant, la rigueur morale commande universellement aux usagers de l’école, les enfants et leurs familles, outre le travail quotidien aveugle, de ne surtout pas chômer les jours fériés. C’est, dit-on, l’unique recette du succès, le chemin obligé vers la réussite, à condition que le travail fait, le « devoir », soit « bon ». L’institution ne veut pas savoir que, de la part de quelqu’un qui vient à l’école pour faire ce qu’il ne sait pas encore faire pour apprendre à le faire, la qualité de l’apprentissage ne peut pas être « réussie », à moins d’avoir acquis, avant et ailleurs, la compétence visée. L’école ne connait pas et ne reconnait pas le temps des apprentissages. D’ailleurs, ses conseils de labeur relèvent plus de l’injonction morale que de la recommandation technique. La règle déclarée et consacrée est : quand l’écolier vient à l’école, c’est pour y travailler sans condition. Tout savoir doit être acquis à la sueur du front, encore faut-il que ce front sue de l’intelligence. La sueur vulgaire, qui ne perle pas des gouttes de rosée, grand cru, n’inspire que dédain. « Tant pis pour ceux qui travaillent mal ! » Quels que soient ses « efforts », par tradition, le « mauvais élève », est un travailleur sans statut, à qui la morale scolaire impose de travailler toujours plus, en gagnant de moins en moins, puisque ses notes sont liées à l’efficacité de ses performances. On peut même lui reprocher ses « résultats » et lui en faire honte. Les intellectuels et le peuple français, dont les ancêtres, rompant avec l’ancien régime monarchique, ont pensé une autre forme de gouvernement, un autre modèle de société, que les états voisins n’ont pas tardé à adopter, ne sont pas capables d’imaginer une autre méthode d’éducation collective, un autre modèle d’enseignement, rompant avec la vieille école. Il est vrai que lorsqu’on ne peut penser l’école autrement que comme un lieu de transmission des savoirs, et rien d’autre, il faut la sacraliser, la protéger comme un sanctuaire, comme un temple, comme le répètent ses gardiens, et combattre la pédagogie, obstacle à la doctrine et à la quiétude cléricales.
Difficile de se former, de se reformer, de se réformer, quand on respecte la tradition comme sa mère, quand on s’y réfugie contre les dangers du changement ! La tradition protège. Le changement trahit la tradition et l’ordre. C’est plus facile d’officier et de communier avec « les vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves », celles qui font de l’élève un enfant de chœur, servant la messe phono-syllabo-mimique. Quand les gouvernants en place ne connaissent qu’un seul mode de gouvernance, qu’ils mettent en œuvre depuis des lustres, par routine et sans succès, avec beaucoup de ratés, de frustrations collectives et de drames individuels, ils se trouvent contraints de demander à leurs gouvernés de « faire des efforts ».
Dès l’âge de 7 ans, âge des enfants qui achèvent leur année de CP, un élève bien mis en condition est capable de dire, avec la naïveté du pigeon, au psychologue qui l’écoute : « j’ai des problèmes à l’école, parce que je ne travaille pas bien ; il faut que je fasse des efforts », humilité rarement entendue dans la bouche des adultes qui travaillent tous « bien ». Il répète là, docilement, une sentence qui lui a été préalablement signifiée, comme une vérité scientifique, morale ou religieuse, au choix, selon les états d’âme et de conscience du personnel de l’école. Cependant, il ne sait pas dire si son déficit en travail est quantitatif ou qualitatif, tant la confusion entre les deux est générale et entretenue ! Tout élève en difficulté est, donc, auteur de son propre malheur, par son « mauvais travail ». L’école est une institution structurellement innocente… comme le ciel des croyants. A chacun de se conduire de manière à le mériter !
Heureusement, à la porte de l’école et dans ses environs, parfois dans ses murs, des organismes de secours et de soins, médico-psychologiques et para-médicaux, vigilants et dévoués, proposent un diagnostic et un traitement, à partir d’une impressionnante nomenclature de troubles scolaires individuels, des « dys » du développement, divers et variés, qui déculpabilise, rend espoir de guérison ou de salut à ces enfants, malades du mauvais travail, et à leurs mères, tout en confirmant l’innocence vertueuse de l’école. Bien sûr, les experts du traitement médico-techno-psychologique promettent la guérison, mais ne la garantissent pas. Il revient à l’enfant de suivre avec bonne volonté et assiduité ses « leçons » d’orthophonie, psychomotricité et psychothérapie. C’est la condition minimum. La guérison viendra couronner ses efforts et son talent, s’il a su profiter des thérapeutiques qui lui sont appliquées, comme à l’école. Les Américains y ont ajouté la pilule de Rytaline. C’est plus « rationnel », plus scientifique que les techniques de soin dont l’efficacité dépend surtout du talent personnel des soignants spécialisés.
Bizarrement, cette sacralisation du travail à l’école, qui ne souffre aucune exception entre octobre et mai, se trouve en cessation de prédication le 1er juin de chaque année scolaire. Pour de mystérieuses raisons, juin est un mois à part dans le calendrier scolaire français. Subitement, au premier jour de ce mois, le travail n’a plus cette valeur capitale, si importante pour la réussite des apprentissages au programme. Toutes affaires cessantes, l’urgence cesse. On n’y colle plus de notes sur des devoirs qu’on ne réclame plus. Pas de devoir, pas de note ! Pas de note, pas de travail ! Arithmétique qui prend le dessus sur toute curiosité intellectuelle, sur toute appétence cognitive ! Il semble que ce soit bien le régime de la notation qui fasse travailler et, donc, qui entraine le désintérêt quand la note disparait. L’école valorise le « travail » d’écolier par un salaire payé en monnaie de singe. Mais, effet indésirable, la note dévalorise le travail d’apprentissage pour lui-même et pour soi. Tandis que les « bons devoirs » sont bien notés, les devoirs ratés sont déclarés « nuls » et non « payés ». Ainsi, en récompensant exclusivement la réussite des devoirs et leçons, par de la fausse monnaie, en punissant l’insuffisance de « résultats », on décourage les tentatives d’apprendre, on encourage la tricherie et la paresse.
Les décisions d’orientation étant prises en mai, à quoi bon « travailler plus » en heures non rémunérées ? Le huitième et dernier mois scolaire, juin, est chômé et non payé (pour les élèves). Tandis que la moitié des écoliers, collégiens et lycéens fait relâche sur le tas, à l’ombre des platanes de la cour, sous le regard placide des professeurs, que le soleil pousse à l’indulgence, l’autre moitié fait école buissonnière avec l’autorisation bienveillante de maitres que l’absentéisme indignait, une semaine auparavant. Face, la transmission des savoirs est arrêtée, la classe est ouverte, la chasse, fermée. Pile, la fabrication du feignant commence.
Laurent CARLE (1er juin 2010)
« Le pédagogisme a causé des dégâts considérables parmi les enseignants. En vertu de cette insistance coercitive sur les méthodes, l’exposé magistral a été définitivement banni… Des décennies de discrédit de la parole de l’enseignant n’ont pas effacé, chez les élèves, le plaisir d’écouter leur prof leur faire un récit… L’école doit être un sanctuaire… » Accusations proférées par une professeur agrégée, responsable syndicale, (Marianne, n° 682, mai 2010). Pédagogisme ! Mot creux, mot-réquisitoire de la haine obstinée. Si l’on voulait ternir la réputation des pompiers, on leur reprocherait de faire du « secourisme » plutôt que d’éteindre les incendies du haut de la grande échelle. Dans ce discours, même le terme de méthode est un gros mot suspect de pédagogisme. Seul, le talent personnel, vierge de formation, s’épanouissant dans le discours magistral devant un public d’auditeurs attentifs et admiratifs, serait digne de respect. « L’école a tendu à devenir une grande démocratie où la parole de l’enfant se voit créditée de la même valeur que celle de l’adulte. » Trouve-t-on beaucoup d’enfants dans les classes où professent les agrégés ? Ainsi répandue, colportée, ressassée sans discernement, toute calomnie, qui déconsidère la pédagogie, devient d’abord lieu commun, puis « vérité avérée », banalité. On prête un pouvoir occulte à la minorité des pédagogues pour mieux la stigmatiser, on en répand le bruit. Ensuite, on s’appuie sur cette rumeur pour juger et condamner, sans instruction et sans procès. Recette habituellement utilisée par les racistes. Pour un conservateur, pédagogie et démocratie sont des insultes à l’omnipotence magistrale. Quand on juge la démocratie détestable ou néfaste à l’endroit où on exerce ses compétences spécifiques – la pédagogie est la forme scolaire de la démocratie -, c’est qu’on dispose soi-même de quelques pouvoirs qu’on n’a pas envie de perdre. Etre corporatiste, c’est, d’une part, défendre les avantages de sa corporation contre les tentatives de sa hiérarchie pour les réduire, de l’autre, se battre pour que les catégories sociales et les individus sur lesquels s’exerce notre pouvoir ne s’en émancipent pas. Or, éduquer c’est conduire vers l’autonomie. Il y a contradiction entre « un enseignement exigeant et rigoureux » (entendons : l’exposé magistral devant un auditoire silencieux), qui accorde au maitre le monopole de toute décision, et sa mission éducative. Ce n’est pas de pieux respect que les enseignants manquent le plus, c’est d’une véritable formation pédagogique. Les formateurs, aussi !
Quand on ne sait rien de la pédagogie, afficher le mépris qu’on en a, en la requalifiant de « pédagogisme », permet de cacher son ignorance et de masquer sa crainte de perdre sa majesté d’élite intellectuelle. On sait bien que, dans un sanctuaire et dans tout temple, prêtres et clercs détiennent le monopole de la parole et la transmission de l’évangile. Pour les garder, il faut inspirer et maintenir le respect du sacré. Ça marche tant que les « fidèles » croient comme charbonniers. Or, la sacralité de la personne de l’enseignant a disparu avec les mutations de l’économie, la dévalorisation des métiers sociaux au profit de ceux du management et de la finance, au XXe siècle. Rien à voir avec le « pédagogisme » ! Quand une fonction sociale est définie et admise comme sacrée, le pouvoir de celui qui l’exerce, son « fonctionnaire », jouit d’une garantie à vie. Sur l’agora ouverte, lieu désacralisé, il faut, bon gré, mal gré, partager la parole avec les profanes et les roturiers. Ce que ne veulent évidemment pas les nobles détenteurs de la connaissance évangélique.
Exemple de pratique routinière, répandue comme une épidémie : on perd son temps et celui des enfants, pendant toute la durée de la première année scolaire, à leur faire acquérir des réflexes, savamment nommés « mécanismes », et, pendant les années suivantes, à leur faire sonoriser des syllabes, « compétences » sans rapport avec la lecture. Ensuite, on s’étonne, hypocritement, qu’un élève sur quatre sorte de l’école sans savoir lire-écrire.
Selon les experts en didactique du bon vieux temps, orthodoxes, gardiens du temple et de la liturgie, la maladie du mauvais travail et les mauvais élèves seraient apparus après l’institution du collège unique en 1975. Ça se serait aggravé après la création des IUFM en 1990 (deux mesures historiques, dont une des conséquences, non voulue, a été de fissurer les cloisons séparant les différents grades d’enseignement, d’en brouiller la hiérarchie et les statuts). Depuis lors, les échecs individuels sont toujours dus aux individus, comme il se doit dans l’idéologie individualiste, mais l’échec collectif serait imputable aux pédagogues. Auparavant, tout le monde réussissait. On se demande pourquoi Freinet, dans les années 30, a quitté l’enseignement public pour fonder sa propre école, à une époque où tout le monde travaillait « bien » à l’école publique.